Tribune publiée dans Libération (société) le 30 août 2012 Par ERIC FASSIN Sociologue, Paris-8 Voir aussi le blog Médiapart de l'auteur.
Pendant cent jours et plus, la «présidence normale» aura occupé les gazettes : chacun y est allé de son commentaire – soulagé, irrité ou amusé. Sans doute, à force de ressassement, a-t-on fini par s’en lasser. Reste que François Hollande aura d’abord réussi à imposer moins un style que la discussion sur son style. Ainsi, la rupture avec le sarkozysme se veut avant tout formelle, au risque d’être seulement… pour la forme.
De fait, Nicolas Sarkozy avait déjà réussi un tour comparable. La fascination horrifiée pour le bling-bling faisait trop souvent oublier l’essentiel : l’homme se fût-il montré de bon goût, eût-il fallu pour autant fermer les yeux sur la politique du Président ? Aujourd’hui, on glose doctement sur un Hollande jugé, par contraste, normal (ou pas, ou moins qu’on ne le dit…). Or cette rupture affichée occulte des continuités inavouées. Et si le nouveau chef de l’Etat joue la normalité, n’est-on pas encouragé à trouver normale sa politique – même quand il se contente de reprendre les termes du régime précédent ? Le changement de forme légitime ainsi l’absence de changement sur le fond.
C’est toute l’ambiguïté de la «normalisation» actuelle en matière de politique d’immigration. Retour à la normale, diront certains : nous voici débarrassés de la xénophobie d’Etat ostentatoire. Effectivement, le style n’est plus le même : on cesse de se vanter d’en faire toujours plus ; on revendique même d’avoir abandonné la politique du chiffre. Mais normalisation signifie aussi banalisation. L’immigration relève encore du ministère de l’Intérieur, et donc d’une opération de police – comme sous Sarkozy, pourtant critiqué à l’époque par une gauche unanime. On préconise le «cas par cas», qu’on feint de croire nouveau ; néanmoins, sans craindre la contradiction, on conserve le même quota de régularisations annuelles. Sur le terrain, les associations ne s’y trompent pas : la machine à expulser va bon train. Le ton a évolué, le fond n’a pas bougé.
La «question rom» est le révélateur de cette sinistre normalisation. L’été 2012 ne fait-il pas écho à l’été 2010 ? Certes, nous n’avons pas eu droit cette année à un discours de Grenoble. Reste qu’une fois de plus les Roms ont fait les frais d’une politique de communication, Manuel Valls refusant, à l’instar de ses prédécesseurs, tout «laisser-faire». A nouveau, l’Union européenne a placé la France sous surveillance, par la voix de sa commissaire, Viviane Reding : «L’Europe ne dort pas, elle ne prend pas de vacances. Elle reste très vigilante.» Certes, le gouvernement s’est engagé à «assouplir» sa position ; pour autant, il ne veut pas renoncer à sa «fermeté». On a d’ailleurs pu le vérifier sans tarder, à Evry et ailleurs. Mais pourquoi ne pas supprimer dès à présent les mesures transitoires, comme il faudra bien le faire d’ici fin 2013 ? N’est-ce pas entretenir, le plus longtemps possible, le «problème rom» ? Mais alors, que fera-t-on après ?
Avec Sarkozy, la xénophobie d’Etat apparaissait déraisonnable à beaucoup. Avec le nouveau gouvernement, le changement de style revient surtout à en donner une version raisonnable – présentable, et donc acceptable. S’inscrire dans la continuité, et donc transcender les clivages idéologiques, n’est-ce pas normaliser la xénophobie d’Etat ? On connaît la formule de Georges Bernanos, en 1944, à propos de l’antisémitisme : «Ce mot me fait de plus en plus horreur, Hitler l’a déshonoré à jamais.» On aurait pu espérer que le régime sarkozyste avait déshonoré la xénophobie d’Etat, au moins pour quelque temps – non seulement le mot, mais aussi la chose. Après l’été, rien n’est moins sûr. C’est qu’on traite toujours l’immigration comme un problème. Là est… le problème. Poursuivons en effet la lecture de Bernanos : «Je ne suis pas antijuif mais je rougirais d’écrire, contre ma pensée, qu’il n’y a pas de problème juif.»
A gauche, nul ou presque ne souscrit à la xénophobie, à la romaphobie ou à l’islamophobie. En revanche, beaucoup s’accordent pour penser que l’immigration est un problème, tout comme les Roms ou l’islam. On aura beau démontrer que cette menace n’en est pas une, que la France ne risque pas l’invasion, qu’au contraire elle aurait besoin de s’ouvrir davantage, alors qu’elle s’expose à n’être plus attirante, on s’entendra répondre, comme par Laurent Joffrin qui pourfend le vote «bobo»… dans le Nouvel Observateur : «Un candidat qui proclame à tous vents que l’immigration ne pose aucun problème ne saurait remporter un grand succès auprès des ouvriers et des employés, qui craignent la concurrence d’une main-d’œuvre sous-payée et corvéable à merci.»
Peu importe que les travailleurs étrangers (des enquêtes d’économistes l’ont établi) ne pèsent ni sur l’emploi ni sur les salaires – et d’autant moins s’ils sont en situation régulière. Que les classes populaires se soient également écartées de Sarkozy, pourtant peu suspect d’angélisme, n’y fait rien non plus. Les gens raisonnables ne s’embarrassent guère de rationalité. Aux «belles âmes», ils n’en opposent pas moins le réalisme : comment nier qu’il y a des problèmes ? Certes. Encore faut-il voir, en premier lieu, que cette politique attise les problèmes qu’elle prétend résoudre : tout en reprochant aux Roms de prendre le travail des Français, on déplore leur taux de chômage, mais on leur ferme le marché de l’emploi, comme on s’indigne du repli communautaire des immigrés que les discriminations condamnent à vivre entre eux, ou qu’on s’inquiète de la tentation identitaire chez des musulmans qu’on enferme dans la stigmatisation.
En second lieu, il faut s’entendre sur les mots, pour dissiper une autre ambiguïté. Qu’entend-on par «problème» ?
Distinguons : le chômage ou la délinquance constituent bien des problèmes ; en revanche, l’école ou le logement ont des problèmes – ce n’en sont pas.
Pour l’immigration, il y a bien sûr des problèmes ; mais en est-elle un pour autant ? A l’évidence, une gauche décomplexée répondrait par la négative, comme pour les Roms ou l’islam. Etre un problème, ou en avoir : telle devrait être la ligne de partage entre droite et gauche.
Or considérer que l’immigration est un problème reste en France la chose du monde la mieux partagée : c’est le bon sens politique. A force de ventriloquisme, on entend la voix de la droite quand parle la gauche au pouvoir, comme la voix de l’extrême droite quand c’est la droite. Avec ce consensus, la xénophobie d’Etat finira bien par sembler normale.
Dernier ouvrage paru : «Démocratie précaire. Chroniques de la déraison d’Etat», la Découverte, 2012.